Chapitre 24
Le short de Hobbs
Le trajet fut bref ; ils avaient à peine couvert cent mètres quand ils avisèrent les pignons d’une maison ou plutôt d’une chaumière, obscure, silencieuse et couverte d’un lierre dont les feuilles trilobées atteignaient la taille d’une assiette. D’autres se dessinaient derrière, et un sentier, sur leur gauche, sinuait entre deux rangées de ces bâtisses. Le marchepied descendait, quant à lui, tout droit vers l’Oriel.
Escargot leur indiqua tout bas de prendre le sentier, et ils se retrouvèrent à suivre un passage étroit qui desservait des maisons barricadées. S’il n’y avait pas de ruines, on voyait ici et là un volet arraché et une vitre brisée. Soit des gobelins en maraude avaient saccagé ces demeures et jeté des pierres par les fenêtres, soit il y vivait des créatures qui, pour des raisons connues d’elles seules, dédaignaient la porte.
On ne voyait aucun signe d’habitants humains. La ruelle les mena jusqu’au centre du village où résidaient les boutiques, les tavernes et l’Hôtel de Hautetour, autant d’établissements qui, pour la plupart, étaient condamnés par des planches. Les vitrines encore visibles montraient les mêmes panonceaux que Jonathan et le professeur avaient remarqués des semaines plus tôt. La taverne dont le propriétaire était affublé d’un appareil dentaire était fermée, et le placard apposé sur la porte disait juste : « Sorti ». Ils passèrent devant la Chapellerie Gosset, et traversèrent la rue pour rejoindre le Magasin Général Hobbs, une des rares échoppes qui paraissait encore en activité. Une lumière brillait dans l’arrière-boutique où, par l’embrasure de la porte qui y menait depuis le magasin, le fromager discerna l’occiput de Hobbs, lequel se balançait, comme s’il hochait la tête sur un livre. Malgré ce que l’homme de la lune avait dit de la démence des villageois, il se réjouit de ce que le vieil Hobbs poursuivît ses affaires. Il ne servirait de rien, après tout, de les abandonner pour prendre la fuite.
« Hobbs, dit-il à Wurzle. Là, au fond. Vous le voyez ?
— Oui. Il m’a l’air très actif. Il effectuerait un travail lié à son commerce que cela ne m’étonnerait point. Il se penche sur ses comptes, sans doute. Nous devrions peut-être l’approcher.
— Pour quoi faire ? demanda Escargot. S’il nous est aussi utile que ce sacré Gosset, on va devoir le bâillonner et le fiche dans un placard. J’en ai ma claque de ces cinglés.
— Vous allez pouvoir constater que M. Hobbs est d’une autre étoffe que Lonny Gosset, répliqua le professeur. Nous avons peut-être encore besoin d’un allié dans la place. À tout le moins, nous devrions l’informer de nos intentions, sans qu’il soit nécessaire de lui dévoiler la teneur de notre plan. »
Escargot grommela, mais s’abstint de discuter davantage. Tous quatre se faufilèrent jusqu’à l’arrière du bâtiment, suivis d’Achab, et se dirigèrent vers une fenêtre éclairée, car ils ne voulaient pas révéler leur présence avant d’avoir inspecté le terrain. Entendant des bruits de voix à l’intérieur – deux, ou peut-être trois –, ils redoublèrent de précautions.
Quand il risqua un regard par-dessus l’appui de la fenêtre, Jonathan s’attendait presque à voir une troupe d’écureuils affublés des vêtements de Hobbs. À son grand soulagement, il ne vit que le vieux boutiquier, assis devant un feu mourant, et qui faisait de petites piles de pièces de cuivres. Wurzle sourit, d’un sourire qui signifiait : « Qu’est-ce que je vous disais ? » Tout le monde resta là un bref instant, à contempler la scène.
Hobbs compta quelque chose comme dix pièces de cuivre et en dressa une pile bien droite, de deux ou trois centimètres de haut. Il en compta dix de plus, qui vinrent s’empiler à côté. Puis il ajouta une autre pile, et une autre, et une autre encore, et quand il en eut une douzaine, il posa dessus une règle, et se baissa pour vérifier si tout était d’aplomb ; le contraire, ainsi que le fromager le savait, aurait montré qu’il y avait de fausses pièces parmi ces piles. En tout, il devait avoir une centaine de piles semblables édifiées sur la table, et il hocha la tête et leur sourit comme s’il s’agissait d’écoliers en rang pour sortir dans la cour à l’occasion de la récréation. Était-ce la preuve qu’il « gardait le moral » ? Ils décidèrent d’attendre un peu avant de toquer sur la vitre pour attirer son attention. Alors, tandis qu’il mesurait les piles, il se mit à parler tout haut, et à se répondre, puis à intervenir et à interrompre sa propre conversation. À la fin, il s’intima l’ordre de rester tranquille, se tut tout à coup, et cria à tue-tête : « Voilà ! »
Il dressa une dernière tour miniature puis entreprit de trier un amas de petits boutons blancs et de haricots secs. Lorsqu’il en eut ainsi écarté cinquante ou soixante de chaque, il saisit sa règle et se mit à touiller les piles, mélangeant tout – boutons, haricots et pièces – pour obtenir une étrange salade. Ensuite il en ramassa deux pleines poignées et se les déversa peu à peu sur la tête, sans cesser de hurler. Jonathan identifia un seul terme avec certitude : le mot « fortune » mêlé à d’autres sons méconnaissables. Ce fut un triste spectacle. Hobbs se leva de sa chaise et vida le reste de son magot dans un sac de jute, sur quoi Dooly le désigna involontairement, heurtant la fenêtre du doigt. Chacun, stupéfait, s’avisa que Hobbs portait un énorme short, serré à la taille par un long ruban rouge. Et ses jambes pâles et nues s’achevaient par des bottes en peau de phoque. Les navigateurs se tapirent sitôt que la main de Dooly frappa la vitre – Escargot se baissa par réflexe, comme en témoigna son soupir brusque –, mais lorsqu’ils osèrent, un instant plus tard, se relever et couler un regard dans le local, Hobbs avait repris son activité aussi industrieuse qu’inexplicable.
Ils regagnèrent la rue principale et se hâtèrent de sortir du village dans la direction du marais et de la crête. Ils attendirent d’être arrivés au-dessus du port pour s’arrêter et se reposer. Escargot fit observer qu’il était heureux de voir que Hobbs travaillait à son livre de comptes, et il eut un rire amer avant d’ajouter qu’il avait vu plus drôle, dans sa vie. À Dooly, qui voulut savoir pourquoi le boutiquier portait cet incroyable short, Wurzle répondit qu’il devait s’agir d’une méchante farce perpétrée par les gobelins – Hobbs était obligé de le porter. Jonathan souhaita que son vieil ami fût dans le vrai. Il refusait d’imaginer que Hobbs avait revêtu cet accoutrement par choix.
De leur position dominante, ils apercevaient le château de Hautetour, à peut-être un kilomètre et demi à vol d’oiseau. Ses murs se découpaient, noirs et massifs, devant le ciel nocturne. D’ici à la crête s’étendait le marécage ponctué de cahutes toutes de guingois et d’arbres bulbeux étouffés sous la mousse. Des lumières brillaient aux fenêtres de certaines des baraques, et on aurait cru, avec la distance, des yeux de bêtes sauvages. La nuit regorgeait de bruits. On entendait piailler les chauves-souris parmi les arbres et, au loin, dans la rocaille de la crête, hurler les loups. La brume pesait sur le paysage en une chape lugubre qui se maintenait à cinquante ou soixante centimètres du sol. La rue, à l’aplomb du port, devenait un sentier qui s’enfonçait droit au travers du marais et gravissait la falaise jusqu’à la crête. Ils n’avaient d’autre choix que de poursuivre leur route. Selon Escargot, c’était là le seul chemin. S’ils s’en écartaient, ils finiraient dans les sables mouvants, voire dans un nid de vipères. Ils avaient peu d’espoir de passer inaperçus, exception faite du grand-père de Dooly, mais cela faisait partie du plan, semblait-il. Quand la lune s’inclina au-dessus des arbres en considérant la contrée d’un regard blême entre les nuages épars, les quatre hommes et le chien s’engagèrent sur le sentier. On ne devait plus être loin de minuit.
Sous les arbres, gigantesques, régnaient les ténèbres et les ombres. Ils discernaient parfois, par les trouées du feuillage, des lambeaux de nuages vaguement éclairés par la lune. Les arbres étaient éparpillés en bouquets, et entourés de bourbiers, d’herbes folles et de flaques d’une eau noire, mais ils étiraient leurs branches en tous sens, de sorte que leur voûte paraissait ininterrompue. À plusieurs reprises, le fromager crut voir un serpent – et même, une fois, plusieurs serpents – sinuer sur l’eau, tout près du chemin. Longs, très fins, ils ne semblaient guère pressés de s’éloigner des marcheurs. Achab remarqua le premier serpent, mais le laissa en paix, car les ombres prêtaient à ces reptiles un air redoutable qui s’imposait moins à la conscience qu’aux terreurs plus secrètes de l’âme.
De longues touffes de mousse pendaient aux branches, et, parfois, une goutte tombait sur le crâne de Jonathan, ou dans le col de son paletot. Ils devaient se fier à Escargot pour démêler les embranchements du chemin car, à l’exception de quelques lueurs orangées entre les arbres, on avait le sentiment d’être à cent bons kilomètres de l’habitation la plus proche. Le château perché sur la crête s’était dérobé au regard depuis longtemps.
Tandis qu’ils avançaient, redoutant sans cesse de croiser une troupe de gobelins ou de tomber sur un troll à la peau grise surgissant des ombres, le brouillard ne cessait de s’élever pour les envelopper, puis de redescendre vers le sol de la forêt, sans jamais se dissiper. Le plus souvent, les volutes les happaient jusqu’aux genoux, et ils paraissaient flotter tels les esprits d’un monde souterrain ténébreux. Jonathan avait renoncé à tenir le compte de leur progression. Ils escaladaient régulièrement des arbres tombés en travers du chemin – détrempés, moussus, tous semblables – au point que le fromager se demandait si ce n’était pas le même arbre, s’ils ne tournaient pas en rond dans l’obscurité, égarés. Il résolut de guetter le retour de l’arbre. Un moment s’écoula sans qu’il en vît d’autre, et il songea qu’il se « montait le bourrichon », comme aurait dit Escargot.
Des bruits étouffés leur parvinrent après ce qui leur parut des heures de reptation dans la forêt obscure. C’étaient là, sans conteste, des bruits gobelins – le choc creux d’un maillet sur une bouilloire en fer-blanc, la plainte atonale d’une flûte de saule, les caquetages, les rires et les jacasseries d’une théorie d’homoncules en train de gambader non loin de là.
Les compagnons avancèrent prudemment. Ils se tenaient à l’écart des rares flaques de clair de lune, et s’accroupissaient longuement dans l’ombre pour scruter les confins obscurs des marécages environnants. À travers les arbres, enfin, ils virent à une fenêtre la lueur d’une lanterne, d’un beau jaune orangé glorifié par la brume. Elle brillait dans une cahute pareille aux autres, avec ses murs de lattes, son toit de bardeaux, et son état de délabrement dû autant à l’âge qu’au manque d’entretien.
La lueur ne rappelait que trop au fromager la cabane dans les bois aux abords du Bourbier de Fort-Rivière, et il éprouva une envie féroce de tout envoyer promener et de rebrousser chemin. Mais, ici, la diablerie transparaissait. Cela n’avait rien d’un piège des gobelins, car ils étaient une bonne douzaine à cabrioler dans la bicoque. Il se dit qu’ils la « gobelinisaient », expression que le professeur approuverait sans doute. Tous les navigateurs demeuraient sans bruit sous le couvert d’un aulne. Ils virent les créatures se ruer sur le porche, hululer, jacasser, caqueter, marteler la balustrade, et retourner à l’intérieur. Les gobelins devaient tenir une sorte d’assemblée car, deux fois en l’espace de cinq minutes, de petits groupes surgirent des bois en marchant d’un pas décidé pour les rejoindre. Puis six ou sept d’entre eux, qui s’égosillaient et plastronnaient toujours autant, dévalèrent les marches branlantes et s’engagèrent dans les marais. Un autre, énorme et noueux, leur jeta une sorte de boîte à biscuits, sans en toucher aucun.
Peu après, une silhouette se découpa dans l’embrasure de la fenêtre éclairée. Jonathan vit qu’elle portait, de guingois, un des bonnets de Lonny Gosset. La créature eut un rire caquetant et projeta dehors le contenu d’un tiroir à couverts. Le fracas de métal dut plaire aux gobelins, car une clameur s’éleva. L’un d’eux sortit, ramassa les couverts, gravit les marches à grand-peine, et jeta de nouveau le tout par la fenêtre.
Les maraudeurs venaient encore de répéter ce même acte de vandalisme quand retentit un fracas de verre brisé suivi d’un cri sauvage, de bruits de lutte et de cris, tandis que la lueur vacillait, et disparaissait soudain – la lanterne avait dû tomber et se casser. L’obscurité ne dura qu’un bref instant, et bientôt une lumière orangée escalada les murs, à l’intérieur de la bâtisse. Des gobelins se ruèrent par la porte, dévalèrent les marches de la véranda et disparurent dans les marais. Deux autres, changés en torches vivantes, surgirent dans leur sillage. Ils se giflaient, se mordaient, se griffaient, puis ils se roulèrent dans une flaque d’eau qui s’évapora avec force sifflements de vapeur, se relevèrent d’un bond et suivirent leurs congénères. Sous les yeux des compagnons qui avançaient sur le chemin, les flammes gagnèrent toute la cahute.
Somme toute, c’eût été un étrange spectacle, s’il ne s’était agi de gobelins. Jonathan songea à s’arrêter pour combattre le feu, mais la cabane était trop délabrée. Ils la laissèrent brûler dans un torrent de fumée et, dépassant le rond de clarté créé par l’incendie, replongèrent dans l’obscurité des marécages.
Ils ne se s’étaient remis en marche que depuis peu quand les hurlements de loups reprirent, tantôt devant, tantôt derrière, tantôt sur le versant rocheux de la crête. Le fromager entrevit des yeux rouges et perçut des pas furtifs, non loin de là. Alors qu’ils atteignaient presque le bout du chemin, ils s’arrêtèrent tous pour scruter ce qui leur parut mille petits yeux jaunes qui les toisaient mystérieusement depuis une mare, au travers de la brume rendue laiteuse par la lune. Il se révéla que c’étaient bel et bien des yeux, les yeux d’innombrables crapauds agglutinés dans la pièce d’eau, qui les observaient.
Ils restèrent là un bref instant, puis continuèrent leur route à pas pressés, si bien qu’au bout de deux ou trois minutes ils quittèrent le couvert des arbres pour la voûte du ciel nocturne brouillé par les nuages. En levant les yeux, ils virent le bastion pierreux de la crête, couronné par le château de Hautetour dont le donjon principal n’était qu’un monolithe d’ébène sis tout en haut du sentier qui s’arrachait à l’étreinte moite des marais. Ils entamèrent la montée en profitant des ombres qu’offraient les rochers. La sinistre clameur des loups était partout, désormais, et la terreur des navigateurs ne faisait que croître au rythme laborieux de l’ascension.
La lune paraissait à Jonathan leur seule alliée. Il tâcha de se donner du cœur au ventre en pensant qu’au-dessus d’eux, dans ce velours piqueté d’étoiles, des galions elfiques – si les rumeurs disaient vrai – jetaient peut-être de merveilleux filets dans les océans de nuages et ramenaient des joyaux célestes de toutes sortes, propres à défier l’imagination la plus délirante. Il avait l’impression, sans autre certitude que celle apportée par un espoir sincère, qu’on les observait, qu’ils n’étaient pas aussi seuls dans la nuit qu’ils le croyaient. Un violent désir le prit de sortir les pièces de son sac et de les disposer selon le schéma adéquat, dans le seul but de saluer l’homme de la lune. Mais la tour se dressait, formidable et toujours plus proche, et le temps manquait – même pour les remords ou les regrets. Escargot suggéra, d’une voix rauque, de faire halte pour reconnaître le terrain, et ils s’exécutèrent, puis s’affalèrent dans un bosquet d’où l’on disposait d’une perspective relativement dégagée.
L’édifice était fait de grands blocs de pierre gris ardoise lissés par les ans. Des plaques de lichen et de mousse semaient les murs d’autant de bouches d’ombre. Le donjon, agrippé aux rochers de la crête, s’élevait de quatre ou cinq étages, et de la lumière brillait aux fenêtres éparses. Il les écrasait de toute sa hauteur. Il avait un aspect si lugubre et sinistre qu’on sentait bien qu’il y ferait froid et sombre, même par une belle journée ensoleillée. De gros morceaux de pierre s’étaient détachés ici et là, comme s’il avait été frappé par la foudre ou victime d’un séisme. D’énormes plantes grimpantes, dépouillées de leurs feuilles, serpentaient sur ses flancs.
Dissimulés parmi les arbres du bosquet, ils écoutèrent les bruissements alentour et les hurlements bestiaux sur la crête. À deux reprises pendant ces longues minutes, ils virent des loups gris sortir à pas feutrés de la forêt, se faufiler le long des murs du château et disparaître sous le couvert boisé.
À l’arrière de la bâtisse, une grande fenêtre poussiéreuse laissait filtrer sur les arbres une lueur vacillante dont l’intensité changeante trahissait la présence d’un feu. Le verre cathédrale ne celait rien du tapage d’une troupe de gobelins s’adonnant à ses festivités habituelles.
Les navigateurs se faufilèrent d’une ombre à l’autre vers la fenêtre éclairée, histoire de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Une cheminée crachait un panache d’une épaisse fumée où se voyaient aussi d’énormes escarbilles et des sortes de spectres fuligineux des plus effrayants. La fumée se dissipait dans l’air nocturne. Les ombres palpitaient, culbutaient et paraissaient prendre leur essor pour disparaître dans le lointain ; certaines possédaient d’immenses ailes lentes qui se découpaient contre le ciel. Enfin, les compagnons aboutirent derrière le château, au bord de l’à-pic. Les cimes des arbres perçaient le manteau de brouillard languissant qui roulait à l’assaut du versant.
Après avoir attendu que le silence revînt, les compagnons se plaquèrent au mur pour se glisser jusqu’à la fenêtre éclairée. Là, ils virent une vaste salle où d’immenses piliers sculptés soutenaient un plafond sur chevalets. Sur la droite, un large escalier à spirale montait vers l’étage supérieur. Devant eux, il y avait une cheminée bâtie des mêmes énormes pierres que la tour. Le feu luisait comme s’il brûlait depuis des années.
Devant la flambée se tenait Selznak qui, une pipe au bec, appuyé sur son bâton, tisonnait les braises. Sa casquette était accrochée à une patère, près d’une porte massive et barrée.
Le fromager fut quelque peu surpris de le trouver dégarni – surpris, et réconforté aussi, car il se demanda si l’autre en était embarrassé et si, tel Gilroy Bastable, il buvait du vinaigre et se frictionnait l’occiput à la poudre de perlimpinpin pour y remédier. Ce n’était guère probable, et Jonathan s’étonna de ce que la magie pût échouer à faire repousser les cheveux.
Une douzaine de gobelins de forme et de taille diverses l’entouraient, qui hurlaient, bafouillaient, et brandissaient des timbales – on buvait sec, à l’évidence. Selznak posa son ustensile et attisa le feu avec un gigantesque soufflet suspendu au manteau. Lorsque les flammes bondirent et rugirent de plus belle, il se baissa et prit une brassée de bois blanchi sur un tas disposé contre le mur. Il semblait examiner chaque morceau de bois avant de l’ajouter au bûcher, et c’est alors que le fromager s’avisa avec horreur que le nain n’utilisait pas du bois… mais des os bien nettoyés. Selznak se recula pour attiser de nouveau son feu. Puis il fouilla dans son manteau, en sortit une fiole, la déboucha et en répandit le contenu – une poudre jaune citron – sur le combustible. Une grande flamme verdâtre s’éleva et disparut par le conduit avec un grand soupir. Le feu se réduisit à un amas de braises au-dessus duquel surgit un squelette qui, oscillant telle une marionnette au bout de ses fils, dansait avec des gestes spasmodiques et des cliquetis. L’être agita la main, et les gobelins se turent, impressionnés, voire apeurés. De son bâton, Selznak frappa trois coups sur le sol dallé. Le squelette, la tête ballante, se posa sur la pierre d’âtre et tourna autour du brasier en claquant des mâchoires. Le nain frappa un dernier coup. Docile, l’être cessa sa ronde, se cacha la figure dans ses mains et se mit à pleurer. Ensuite il se tourna vers la fenêtre, écarta ses doigts osseux, toisa les navigateurs un par un – le fromager entendit Escargot soupirer de surprise – et sourit.
Jonathan pensait que tous les squelettes se ressemblaient, mais il n’eut guère à se creuser la cervelle pour décider qu’il avait déjà vu celui-ci, ou du moins qu’il en avait vu un arborer des émotions similaires. Figé par l’horreur, chacun regarda l’être traverser toute la salle à pas lents – tantôt riant, tantôt jacassant, tantôt éclatant d’un rire sauvage lorsque les gobelins devaient s’écarter pour lui livrer passage.
Un hurlement suraigu déchira la nuit à moins d’un mètre de l’oreille du fromager, lequel sauta en arrière, le cœur battant la chamade, tomba assis sur un banc de bois et décocha plusieurs coups de poing à l’aveuglette en espérant toucher le démon qui lui avait percé le tympan dans un moment aussi terrifiant. Mais ce n’était pas un démon, c’était Dooly, qu’ils virent dévaler à toutes jambes la route qui plongeait vers les marais.